LA SEMAINE SAINTE
Ainsi que la règle l’exigeait, la semaine sainte s’écoula dans le silence. Suppression des récréations, petites privations et, surtout, silence à chaque instant du jour. C’était une chose étonnante que ce monastère si totalement silencieux et pourtant si intensément habité.
Le Jeudi saint, sœur Saint-Jean-Baptiste et sœur Marie-du-Sacré-Cœur préparèrent la salle du chapitre pour la célébration de la Cène. Nous nous y rendîmes après none, deux par deux, dans un ordre bien établi et les plus jeunes devant.
Arrivées dans la salle, nous nous mîmes face à face, sur deux rangées. Alors, notre mère lut le passage d’Évangile concernant la Cène du Jeudi saint. Puis elle baisa les pieds de chacune d’entre nous pendant que nous chantions des cantiques. Elle s’approcha ensuite de sœur Saint-François – la plus jeune professe –, s’agenouilla devant elle, et lui lava les pieds.
Survint ensuite un événement que jamais je n’oublierai. En effet, de retour dans la salle communautaire, sœur Saint-François, le plus naturellement du monde, demanda à quelle heure il fallait agiter la crécelle[4], pour la « flagellation ». La réponse de notre mère fut tout aussi naturelle : « À cinq heures trente… » Mon émotion fut si grande que, sur le moment, je me trouvai muette. Atterrée, je la regardai, incapable de retenir mes larmes, et ce ne fut que plus tard, au noviciat avec mère Anne, que j’explosai : avais-je bien entendu ? Malgré les conseils de modération du Concile, cette pratique cruelle et inutile avait donc encore cours ? Comment pouvait-on, de nos jours, exercer de telles pratiques sur son corps ? Mère Anne me laissa parler, me priant seulement de m’asseoir, mon agitation lui donnant mal à la tête. Je m’arrêtai, essayant de retrouver mon calme. Toutefois, je hasardai quelques questions supplémentaires : toutes les sœurs se flagellaient-elles ? même les très vieilles, même les malades ?
Ces questions restèrent sans réponse, car, à cet instant, notre mère fit irruption.
À mon grand étonnement, elle avait le sourire aux lèvres et ce fut presque gentiment qu’elle me demanda de l’accompagner dans son bureau.
Lorsque nous nous retrouvâmes seules, je lui répétai ce que je venais de dire à mère Anne. L’abbesse rétorqua que je ne pouvais imaginer les « délices » que les sœurs et elle-même éprouvaient en ces jours de carême, car, par ces pratiques, elles s’appliquaient à racheter par la souffrance l’humanité pécheresse, tout comme avait fait Jésus par la Croix.
Loin de me convaincre, cette explication suscita un renouveau de colère, car, si je comprenais le jeûne, je ne pouvais en aucune manière accepter la flagellation. N’était-ce pas rechercher le plaisir dans la torture ? Je trouvais cela extrêmement malsain. Notre mère mit du temps avant de me répondre. Sans doute ne s’était-elle jamais posé le problème sous cet aspect. Elle me promit d’y réfléchir, mais ajouta qu’elle constatait combien ma génération « d’après Concile » était douillette. Elle répéta que la souffrance était nécessaire, que c’était un fait prouvé par toute son expérience. Quant à moi, j’étais d’accord pour l’acceptation de la souffrance morale, ou de la souffrance dans la maladie, mais jamais, jamais, je ne la rechercherais.
Le Vendredi saint, comme convenu, la crécelle fut agitée à cinq heures et demie. Je restai au fond de mon lit, harcelée par l’image des sœurs, chacune munie de son fouet. Je me levai bientôt pour me rendre à la chapelle et prier. Je pris alors la ferme résolution que jamais, quelles que soient les pressions que l’on pourrait exercer sur moi, je n’accepterais de me livrer à ces pratiques. Allongée la face contre terre dans le chœur, j’implorai Dieu : demandait-Il vraiment cela ?
Après le petit déjeuner, je restai seule au noviciat pour méditer sur l’Évangile de la Passion.
Le repas de midi fut très frugal : pommes de terre à l’eau. J’allai ensuite réciter la prière de Jésus dans le jardin, jusqu’au moment du chemin de croix que je vécus très intensément.
L’après-midi, jusqu’aux vêpres, fut consacré à la répétition des cantiques. Au repas du soir – pain sec et eau –, je constatai que si le jeûne était très sévère au niveau de la qualité, il ne l’était pas au niveau de la quantité : le pain était servi à volonté et les sœurs en mangèrent une telle quantité qu’elles ne devaient plus avoir très faim en sortant de table.
Je passai le Samedi saint au noviciat.
Mère Anne et l’abbesse firent, au bureau, le compte de tous les dons reçus pour Pâques. Dons en nature et en espèces. Beaucoup de gâteaux, d’œufs en chocolat, de bonbons à la liqueur, de pâtes de fruits et d’amandes ; et aussi des bouteilles de vin et de champagne (réservées, celles-ci, aux prêtres de passage ou au confesseur).
En début d’après-midi, Marie vint me rejoindre pour me faire répéter, en latin, le Pater et le Gloria de la messe de Pâques. Nous parlions un peu entre les chants, mais je ne voulus pas lui avouer immédiatement mon désarroi. Je préférai laisser la tempête se calmer en moi.
Après le repas du soir – bouillon de légumes et trois pruneaux au sirop –, nous commençâmes, l’estomac léger et la voix claire, la veillée pascale. Elle fut belle et fervente. Je sentis mon cœur se dilater à l’écoute de la Genèse.
Le lendemain matin – jour de Pâques –, la liturgie fut tout aussi belle que celle de la veille. Je retrouvai la sérénité, j’évitai de penser à la flagellation, je ne voulais plus songer qu’à la vie qui renaissait.
Après la messe, tandis que les sœurs suivaient la bénédiction papale à la télévision, j’allai faire du courrier dans ma cellule. Le déjeuner fut copieux : gigot de mouton, haricots verts, gâteaux au beurre en forme de nids, le tout offert par un agriculteur des environs. Notre mère avait disposé quelques œufs en chocolat et à la liqueur devant chaque assiette. Pendant la récréation, elle distribua les lettres gardées depuis le début du carême. La conversation s’orienta vite sur la veillée, l’homélie du prêtre et le discours du pape à la télévision. Je m’ennuyais un peu, mais restai souriante.
Après none, je décidai de rester au chœur jusqu’au soir, pour méditer, prier et réfléchir. J’avais besoin de faire le point.
Petit à petit, je pris conscience que si je ne changeais pas de comportement, je ne tarderais pas à être rejetée par la communauté. Mais devais-je jouer un personnage, faire semblant d’être d’accord avec tout ce que je ne pouvais admettre ?
Je me sentis subitement seule, déprimée et malheureuse.
Le premier dimanche après Pâques, Marie, ainsi qu’elle en avait pris l’habitude, me rejoignit dans le jardin. Tout naturellement, nous parlâmes de la semaine sainte, et je lui expliquai que je l’avais mal vécue et que je trouvais insupportable la pratique de la flagellation. Elle me répondit alors cette chose étonnante : la « discipline[5] » est un mal nécessaire pour pouvoir ressentir ce qu’a souffert Jésus. Ainsi, elle, mon amie, appréciait cette pratique… Je lui demandai alors jusqu’où elle poussait la chose. Elle ne répondit rien. Je lui répétai combien cette pratique était malsaine, ambiguë, ajoutant qu’il me paraissait plus facile de se livrer à la flagellation que de vivre l’exigence d’amour de l’Évangile. Marie secoua la tête, me lança un regard lourd de reproche et finit par me dire qu’il faudrait bien que je m’adapte, que j’accepte, que j’accorde moins d’importance à mon corps. Elle en profita pour ajouter qu’elle trouvait superflues mes douches régulières, mon besoin de changer de vêtements et ma délicatesse quant à l’alimentation.
Je ne pouvais me justifier, car c’était vrai : je changeais de slip chaque jour et de tee-shirt plusieurs fois par semaine ; et je me douchais souvent, journellement même lorsque j’avais travaillé au jardin. Il était vrai aussi que je ne méprisais pas mon corps. Je lui demandais de m’être fidèle dans la chasteté et le travail, mais je ne le méprisais pas. Tout cela ne m’empêchait nullement de vivre sincèrement l’Évangile. D’ailleurs, avait-elle des reproches à me faire dans les autres domaines, la charité par exemple ? N’étais-je pas toujours prête à aider n’importe quelle sœur à n’importe quel moment de la journée ? Ne savais-je pas respecter le silence, lui semblais-je peu fervente ?
Tout cela, Marie l’admettait, mais ce n’était pas suffisant à ses yeux, et elle m’expliqua qu’il fallait que je m’anéantisse pour me laisser posséder totalement par Dieu.
Elle me quitta vite pour écrire à sa famille, me laissant très malheureuse. Je l’aimais tant et j’avais tellement besoin qu’elle me comprenne !
Je passais toutes mes heures de travail au jardin à désherber les parterres et les carreaux. Pendant le temps libre, je restais dans ma cellule, laissant le plus souvent mère Anne seule au noviciat. Lorsqu’il m’arrivait de la rencontrer, elle n’osait pas engager la conversation parce qu’elle connaissait très bien les raisons de mon abandon du noviciat. Si nous échangions quelques paroles, c’était pour évoquer le travail du jardin. Je lui disais ce que j’y avais fait, elle me répondait invariablement : « Ne te fatigue pas trop », ce à quoi je répliquais que, si je me fatiguais, c’était volontairement, pour oublier ma peine et pouvoir dormir sans problèmes jusqu’au matin. Elle se contentait alors de soupirer et reprenait son ouvrage. Elle me conseilla toutefois de lire le curé d’Ars. Mais je connaissais bien sa vie, j’avais déjà lu l’exemplaire qui se trouvait dans la bibliothèque du noviciat. Je finis par lui poser la question qu’elle redoutait certainement : « À quel endroit vous flagellez-vous ? » « Sur les jambes », répondit-elle.
Mon état dépressif durait depuis près d’un mois quand je décidai fermement de lutter pour reprendre le dessus. À nouveau, j’allai aider Marie-de-la Providence à la découpe des hosties et sœur Saint-François au tri des fruits et à l’épluchage des légumes. Je me remis à peindre des cartes de vœux et à confectionner des napperons que la mère offrirait aux donateurs et aux amis du monastère. J’établis également, avec Marie, un carnet de chants. C’était très long à réaliser, en vingt exemplaires, mais cela me fit plaisir.
Un jour d’avril, notre mère vint me chercher. Une fois dans le bureau, elle me dit qu’elle avait longuement réfléchi et que la « discipline » allait être supprimée dans le monastère. Je lui répondis que c’était une très bonne chose, mais pas la seule qu’il faudrait changer.
J’étais effectivement très heureuse, très soulagée ; toutefois, je restais tourmentée par la conversation que j’avais eue avec Marie, concernant ce qu’elle appelait mon « confort », et je décidai de négliger un peu ce qui pouvait être considéré comme mon bien-être : je me changerais moins souvent, je porterais une blouse au jardin afin d’économiser mon jean, je ne me doucherais qu’une seule fois par semaine.
Je me tins à cette décision jusqu’à ma prise d’habit.